LE NAZAREEN DE PORTOBELO

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            La côte Atlantique de Colon, fréquentée par les bateaux des contrebandiers, jalonnée d'îles merveilleuses, vierges de tourisme, ne manque pas d'attrait. Sa capitale, Colon, est une Venise tropicale construite sur la lagune des terres excavées du canal, et faite de vieilles maisons en bois de trois étages, peintes en rose et vert. C'est le Harlem des Caraïbes de langue anglaise, teintée de toutes les modes et inspirations du nord et du sud de l'Amérique, de ses multiples races, de ses marchands juifs, arabes, hindous et de ses parfumeurs français venus au "cœur de l'univers, au cœur de l'underground de Colon" pour le business de sa zone libre. (La devise de Panama est: Pont du Monde, Cœur de l'Univers.)
            A quarante kilomètres sur la côte, Portobelo a été oublié par les grands d'Espagne et abandonné aux populations noires. Sous un ciel plombé, les obscurs "gallinazos" (petit vautour américain appelé urubu) veillent sur le clocher blanc de l'église où est gardé le Nazaréen "dit noir". Son visage basané, sali par la suie, est celui d'un homme tourmenté. Ses cheveux sont longs et sombres. Il est grand, impressionnant. Ses yeux sont exorbités et étincelants. Il porte une étrange croix dorée, grosse et courte, ferrée aux quatre extrémités comme les têtes des canons rouillés qui jonchent les sinistres fortifications espagnoles de Portobelo, rongées et prisonnières d'une trop exubérante et oxydante végétation tropicale.
            Le soir de sa sortie de l'église, toute la faune de Colon est venue pour lui. Les voyous en sueur, le torse nu, se sont battus pour porter son brancard, ils rythment leur marche en faisant trois pas en avant et un en arrière. Leurs corps s'arcboutent dans un silence concentré, ils veulent tous porter le saint dans le dos selon la tradition. Subitement la bousculade éclate comme dans une crise de possession, le Christ fonce sur la foule, la frôle, et reprend son chemin dans une grande inspiration, l'accalmie est revenue jusqu'au prochain débordement. Ce soir là, les spectateurs ont tout à craindre des voleurs et de la procession. Le Nazaréen est du côté de "los maleantes" (les voyous), comme Ogoun confondant les camps, comme Hogou dévoyé, mélangeant guerre et banditisme.
            La garde militaire de la gendarmerie de Portobelo ferme la marche du Saint et des voyous, avec saxos, trompettes et tambours.