EGAREMENT DU "GOU" DU FER,
Du faire et du transfert de la technologie industrielle
Indications

             Le chemin mauve des échecs de l'aide internationale est la faute des pays riches, mais aussi des pays sous-développés, de leur commerce obscur à la limite du sordide. Il y a des situations de pauvreté où les lendemains ne comptent pas, où il n'y a qu'une solution : se vampiriser soi-même, son voisin, et l'étranger à fortiori, s'il y a quelques biens à extirper tout de suite pour en vivre. Comme à l'époque révolue de la cueillette et de la chasse, certains peuples glanent aujourd'hui les aides, et les investisse-ments venus d'ailleurs. Par boutade, on dit que la plus grande richesse d'Haïti est sa misère; les donations et les missions huma-nitaires affluent avec les scandales, et font vivre toute une bourgeoisie commerçante. (location des villas au prix fort, restau-rants de luxe, et prostitution des élégantes et distinguées courti-sanes.)
              Au Pérou, il y a un consensus général, où les plus riches et les plus pauvres, de droite ou de gauche, sont d'accord pour ce sabotage, parce que dans l'immédiat tout le monde s'y retrouve et survit (1). A la une des journaux péruviens, il s'annonce chaque jour avec une inlassable répétition trois ou quatre projets interna-tionaux en milliers de dollars. Tant pis, si demain il faudra payer très cher les remboursements des dettes contractées pour des actions qui n'ont pas vu le jour, ou qui ne sont plus viables au bout de très peu de temps. Tout le monde sait que la solution ultime sera une dévaluation cinglante de la monnaie. Car bien sûr le prêteur ne perdra jamais son capital, il sait que les lois du système international joueront en sa faveur. Tellement bien, qu'il offre toujours plus, parce que c'est une source de profit énorme pour lui, et un pernicieux engrenage qui ne peut plus s'arrêter, quand il faut emprunter pour rembourser.
              Le Péruvien en lisant son journal a perdu depuis longtemps toute fierté, et animé d'une joie triste il se réfugie dans la vie de bohème de sa chère Lima "la grise", où il chante les vraies valeurs qui lui restent : l'amour, l'amitié, l'humain, les saints et la valse péruvienne, étrangement méconnue en France. (2)
              L'industrialisation dans le Tiers Monde est responsable de la surpopulation des villes, de la délinquance, et de la criminalité parce qu'elle marginalise encore plus les populations pauvres et n'enrichit qu'une élite qui a appris à vivre comme en Europe et établit avec son voisinage les mêmes relations du chacun pour soi.
              L'Afrique grâce à son retard technologique échappe encore à cette situation, à part quelques grandes villes comme Abidjan et la célèbre Lagos. Le secteur industriel de l'Afrique est dans les mains des artisans : secteur que l'on dit informel. Il répond mieux que quiconque aux besoins sommaires de cette immense popula-tion désargentée du secteur primaire. (3)
              Mais comment ce continent pourra-t-il éviter les exemples péruviens, mexicains et brésiliens dans sa future industrialisation si auparavant il ne réussit pas le développement de la campagne pour justifier le progrès, pour éviter l'engorgement des villes et le commerce des inoccupés au bord de la délinquance.
              A cause de la crise économique et parce que c'est une manière de faire de l'argent, des pans entiers de l'industrie péruvienne ont été démantelés pour le profit des affairistes et des commerçants.
              L'industrie est dans les mains de ces derniers, ils ont des solutions triviales face aux problèmes techniques qui nous dérou-tent, nous les techniciens européens. Ils n'ont qu'un mobile; faire des investissements à court terme, et sans génie. Comme il n'y a pas de concurrence plus intelligente, la médiocrité a raison. Peut-être aussi que, ce plus d'intelligence, ne vaut pas la peine parce que le problème est ailleurs : il dépend de la richesse du secteur primaire qui représente le plus grand nombre, et ne peut pas assumer le progrès. (4) Notre Saint, sorti de la guerre d'Algérie et de l'occupation coloniale, s'égare encore en Afrique, avec son art préféré de l'industrialisation, son "Gou" de faire du fer. L'industrie a été le fer de lance de la révolution socialiste et marxiste, de la réussite du monde occidental. Il est bien compréhensible que le Tiers Monde fasse avec nous, ce même pari, et cette erreur.
              Edgard PISANI, dans son livre: "La main et l'outil" explique avec justesse que nous avons trop privilégié les donations d'équipements, d'outils: barrages, hôpitaux, routes, usine, écoles, au détriment de la main incapable de saisir ces outils, et d'en faire un usage rentable. Il cite des exemples: les barrages d'Assouan en Egypte, de Manantali au Sénégal, de Diama au Mali.
              Même les petits barrages réalisés par les ONG (Organisation Non Gouvernementale) sont mal exploités. Les troupeaux piéti-nent autour, les hommes manquent d'hygiène et développent la bilharziose, le lit mineur du barrage (l'aval) n'est pas cultivé. En saison de pluie, l'eau déborde et érode cette zone cultivable parce qu'il n'y a qu'un déversoir et pas d'écluses. En principe, des vannes devraient exister et être partiellement ouvertes durant l'hivernage pour avoir de l'eau qui court dans un canal déterminé, évitant ainsi la formation de zones marécageuses avec beaucoup de moustiques. Les vannes seront fermées avant les dernières pluies pour remplir la retenue, et conserver un peu d'eau jusqu'au milieu de la saison sèche pour abreuver les bètes et faire des briques de "banco" pour construire les maisons.
              L'investissement dans l'outil, c'est trop obscurément l'intérêt des industriels occidentaux, qui souhaitent vendre des équipements et prêter de l'argent. Des commerçants se sont spécialisés pour répondre aux appels d'offre des agences des Nations Unies et fournir les voitures de fonction, les outillages, les machines. D'autres plus aventureux élaborent des projets de transfert de technologie. Avec la complicité des responsables africains, ils obtiennent pour leur marché des prêts d'organismes internationaux. Trop de réalisations fantaisistes ont été faites, et si la dette africaine n'est pas élevée, elle est insupportable.
              Dans son livre "Pour l'Afrique" Edgard Pisani écrit: "Développer ce n'est pas commencer et finir par le béton, mais commencer par les hommes pour qu'ils demandent l'aménagement et finir par les hommes pour qu'ils se l'approprient... Le temps est venu de passer de l'aide à l'outil à l'aide à la main... L'œuvre de l'ingénieur ne représente que la partie la plus facile d'une entre-prise de développement... C'est lorsque le barrage est érigé que la difficulté commence,... Implantation des populations, vulgarisation des modes culturaux, économie de l'eau, choix des productions,.., coopératives, stockages, enlèvement. Un ouvrage doit être analysé dans ses effets économiques et sociaux... soumis à un QUADRUPLE EXAMEN." La difficulté est si grande que cela ressemble à la QUADRATURE DU CERCLE. La plus grande lacune des décideurs est leur incapacité à rencontrer longuement les principaux intéressés; les "sans voix" qui vivent en brousse, en autarcie. Comment planifier avec eux sans être bousculés par les fonctionnaires des grandes villes ?
              En Afrique nous avons peut-être fait l'erreur de mettre la charrue en FER de Hogou avant les boeufs, nous avons surtout mis une charrue aux bœufs faméliques du Sahel, qu'ils ne peuvent pas tirer. Nous ferions mieux d'abord de nous préoccuper de leurs pâturages. L'état et les commerçants africains amorceront le développement industriel avec leurs propres capitaux quand ce sera viable. L'aide internationale a intérêt à rester loin de ce commerce.
              Même erreur avec la création hâtive de lycées techniques, (5) ces écoles devraient naître de l'industrie locale et s'investir de toute leur âme dans des programmes technologiques propres. L'inverse est utopique, les jeunes techniciens sortant de l'école ne vont pas créer l'industrie. L'étudiant reçoit une initiation pour entrer dans un type particulier d'entreprise; à l'école, il a simulé des petits trains pour sauter en marche dans le grand train de l'industrie de son pays, dont l'héritage est un produit d'années de travail et de commerce. Les coefficients de similitude entre l'école et la vie professionnelle sont aussi étranges que ceux de "Froude", de sa loi de similitude en mécanique des fluides.
              Seraient-ils aussi de Freud? Les professeurs occidentaux ne sont psychologiquement pas assez sévères, ni assez durs, pour préparer des élèves suffisamment inhibés pour accepter les condi-tions de travail et d'exploitation industrielle comparables à celles du début du 19° siècle européen. Au Pérou, le Directeur de l'Ecole Technique Saint Joseph, travaillant avec les donations en vieilles machines des industriels péruviens, m'avait fait remarquer que nos équipements et nos locaux étaient trop beaux pour préparer nos élèves à la dure réalité de leur vie future.
              Ensuite ce furent les programmes qui étaient inadaptés, trop de dessin, d'étude de fabrication, de pertes coûteuses de temps, d'ouvriers qu'il faut payer comme des techniciens.
Conclusion: seuls les Péruviens de l'industrie étaient légiti-mement aptes à former leurs travailleurs.
              Le problème ne se pose pas avec la même acuité en Afrique Occidentale ex-française. L'industrie est peu développée, récente et dans les mains d'Européens obligés de se soumettre aux lois sociales. Il n'y a certainement pas de mafia.
              Le niveau scolaire dans les lycées techniques et profession-nels est équivalent à celui de France. Il faut l'affirmer, c'est une réussite, grâce à la coopération de substitution qui se fait depuis vingt cinq ans dans le secondaire, et particulièrement dans les matières techniques.
              Après avoir vu les écoles du Mozambique et de l'Amérique Latine, j'ai été très agréablement surpris au Burkina Faso, où j'ai pu me recycler comme si j'étais en France; j'en avais besoin. Nos anciens élèves africains s'épanouiraient magnifiquement dans l'industrie française, malheureusement ils n'ont pas de débouché chez eux, si ce n'est l'armée ou la gendarmerie. Les diplômes sont reconnus en France, les Africains y tiennent beaucoup, avec raison. C'est le drame du Bénin qui a vu son niveau scolaire s'effondrer quand il a introduit la production à l'école, alors que les Béninois étaient considérés comme les meilleurs, et surnommés les Latins de l'Afrique. Même chose au Sénégal avec la très brève expérience sous les auspices de l'UNESCO de l'introduction des langues africaines à l'école.
              Sous prétexte que cette coopération de substitution a assez duré et coûte très cher, elle va être remplacée par celle de projets limités dans le temps. Les projets ne feront rien de mieux, le BIT en a suffisamment fait pour désabuser tout espoir. C'est une manière de se détacher de la responsabilité du niveau des études. Que deviendront les équivalences avec les diplômes français?
              Qu'importe, substitution ou projet, la misère ne se résoudra pas par le développement des universités, au contraire elle détache les Africains de leur terroir, les projette vers la ville et ses fantasmes. Le sous-développement est dans le niveau de vie du petit peuple. Que de différences entre celui-ci et les élites! Elles sont même physiques: les uns sont petits avec un corps noueux, les autres sont raffinés et élégants. Au sein d'une même famille, les destins ne sont même pas les mêmes; les frères, de mères peut-être différentes, peuvent être les employés de leurs propres frères, et porter tous les stigmates de durs travaux et d'une alimentation trop frugale.

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(1)Le slogan de la révolution des militaires péruviens de 1968 est: "ni à droite, ni à gauche". Il fut adopté aussi par les militaires à Panama.
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(2)Après avoir vu tant d'Indiens des Andes à Paris, je ne comprend pas que je n'ai pas encore vu en France un "caronista" noir, frappant sur sa caisse en bois le rythme de la valse? Dans la fête péruvienne, il y a une admirable convivialité entre créoles et noirs, les deux communautés ont une culture musicale commune et des qualités artistiques complémentaires. Une réunion n'est belle que si toutes les classes sociales sont présentes, là, où les uns et les autres peuvent se féliciter et se congratuler entre chaque chanson. La fête commence le vendredi soir dit "culturel"! elle a un rôle sociologique et éducatif très important.
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(3)Au Burkina, un de mes amis a voulu un jour construire avec ses élèves des foyers améliorés en tôle pour les ménagères. La matière d'œuvre coûtait deux fois plus cher que les foyers fabriqués dans la rue avec des matériaux de récupération! Il n'a pas voulu de cette solution, nous ne sommes pas des ferrailleurs. R

(4)J'en ai fait la douloureuse expérience au Pérou en voulant construire une récolteuse de pommes de terre. Mais il faut également avouer notre échec dans les technologies intermédiaires. Nous avons cru qu'il y avait beaucoup à faire, malheureusement nos essais ont prouvé le contraire. Soit nos réalisations sont insignifiantes et ne justifient pas l'engagement coûteux et intellectuel d'un ingénieur, soit elles sont très élaborées, chères et commercialement sans intérêt.
Il n'y a pas d'école, si ce n'est la rue, le creuset d'idées de génie, nées de la nécessité, de la débrouillardise d'un travailleur complètement immergé dans cet univers informel, mieux placé que quiconque pour estimer ce qui est porteur.
D'autre part la réussite passe aussi par l'exploitation de la main d'œuvre !
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(5) Il faut savoir que l'enseignement technique comme nous le concevons en France est un luxe, certes très intéressant, et utile à long terme. Mais l'industrie peut former en son sein ses techniciens, c'est le cas de l'Italie, qui a réussi magnifiquement son industrialisation.
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